La vie d'un homme inconnu

Choutov est un écrivain russe d'une cinquantaine d'années qui a passé 20 ans en exil à Paris. Il est sur le point d'être abandonné par Léa, une romancière en herbe dans la vingtaine, qui après deux ans avec Choutov se rend compte qu'il n'est pas le génie qu'elle imaginait autrefois. N'ayant plus beaucoup de succès en France et aliéné de son pays natal, Choutov commence à avoir honte de vivre de sa réputation dépassée. La fin de la relation sonne la fin de l'espoir et, soupçonne-t-il, le début d'une vieillesse solitaire. Sera-t-il jamais aimé à nouveau ? Y a-t-il un intérêt à continuer à écrire ? Et d'où vient-il de toute façon ?

Ainsi commence cette histoire mélancolique et romantique d'Andreï Makine.

Comme toute son œuvre, ce roman a la merveilleuse saveur d'un Tchekhov contemporain avec une touche de Proust. Non pas que Makine soit un écrivain intimidant : il a le sens de l'humour et une conscience de soi aiguë. En effet, l'histoire de Choutov est un miroir déformé de celle de Makine, de ce qu'il aurait pu être si le chance ne l'avait pas rejoint. Aussi Choutov son double littéraire porte t-il un nom d'autodérision (Choutov signifie joker ou clown) : "Et même son passé de dissident, qui autrefois avait donné à Choutov une certaine aura, devenait un défaut, ou au moins un signe de sa préhistoire."
Choutov est sauvé par ses souvenirs de Iana, la femme qu'il aimait à Saint-Pétersbourg dans sa jeunesse. Il la retrouve et s'envole pour la Russie - pour la retrouver miraculeusement inchangée. Leurs retrouvailles se compliquent cependant lorsque Choutov rencontre Volsky, un locataire en place dans l'appartement communautaire que Iana a repris pour agrandir ses hôtels. Autrefois grand chanteur, Volsky a survécu au siège de Leningrad, a marché sur Berlin en tant que soldat et a passé cinq ans au goulag en tant qu'ennemi du peuple. Son histoire est à la fois affreuse et inspirante. Comme Choutov, il a consacré sa vie à la mémoire d'une femme – Mila – qui a disparu pendant le siège pour réapparaître après la guerre. Ils vivent heureux pendant une courte période avant qu'elle ne disparaisse elle aussi dans les camps. Leur romance est un avertissement pour Choutov : ce que vous aimez le plus peut facilement vous être enlevé.
Choutov commence à se tourner vers le vieil homme pour obtenir une réponse sur ce qu'il devrait ressentir à propos de la Russie maintenant. Volsky est cinglant. En regardant une émission télévisée sur les oligarques vivant à Moscou-sur-Tamise, il dit de leur vie compromise: "Nous avions l'habitude de faire des grimaces comme ça au Conservatoire quand ils nous faisaient écouter les cantates glorifiant Staline..."
Choutov passe de l'auto-apitoiement à l'acceptation de sa place dans le grand schéma du monde. Mais nous ne voyons pas ce changement se produire, car son histoire est détournée par celle de Volsky, qui représente la disparition de l'Union soviétique. Et ainsi le livre devient une histoire de la Russie du XXe siècle déguisée en simple roman romantique. C'est sa très grande puissance. Tout commence comme un récit intime, puis éclate en quelque chose de plus ambitieux et universel. C'est une histoire obsédante, magnifiquement racontée.

Andrei Makine ne serait-il pas le meilleur romancier de langue française, actuellement?