En lisant Lucien de Samosate

Lucien (né vers 120, mort après 180) était le philosophe favori de Nietzsche, oserais-je ajouter, c'est aussi le mien...

Les Européens furent,  jadis, atteints d'une singulière maladie. C'était une fièvre dont l'invasion fut générale, et qui se manifestait dès le début avec beaucoup d'intensité et de continuité; tant que la fièvre durait, elle installait dans leur esprit un tic amusant: ils prenaient tous des mines tragiques, déclamaient de pompeuses banalités , criaient de toute leur force, faisant du lieu commun leur fonds de commerce. Cette manie des Européens a gagné la plupart des beaux esprits, qui négligeant de raconter les faits, et encore plus de les comprendre, se répandent en éloges ou en critiques sur ces princes qui nous gouvernent et ces artistes capillaires, culinaires, vestimentaires...qui font notre goût, élevant jusqu'aux nues les Homères du ciseau, ou jetant dans des culs-de-basse-fosse les Leonard de Vinci du ris de veau (bio, bien sûr...)

Je veux parler de certains beaux esprits, dont je tairai les noms, mais dont je ne puis passer sous silence les buts, les écrits ou les propos, qui franchissent toutes les barrières de ce que peut espérer l'amant du ridicule. Dès le début ils posent une question, et s'efforcent de prouver par un raisonnement vigoureux qu'il ne convient qu'aux sages (c'est à dire eux-mêmes) de décider du sort du monde et d'écrire l'histoire. Viennent ensuite d'autres raisonnements, pour louer jusqu'à la bassesse les princes de la politique ou de la cuisine qui les nourrissent, inepties que la cuistrerie leur fait débiter, eux qui ne voient pas ce qui devrait attirer leur attention, et quand bien même ils le verraient, ils n'auraient pas le talent nécessaire pour l'exprimer. Ils inventent et arrangent tout ce qui se présente. Ils cherchent à se donner de l'importance en encourageant leurs princes à se venger des humiliations subies et en nous donnant un grand nombre livres, dont les titres mêmes sont des chefs-d'œuvre de cuistrerie.

Le bel esprit, libre de ses opinions, ne craignant personne, n'espérant rien, incorruptible, indépendant, ami de la franchise et de la vérité, appelant un imbécile un imbécile, ne donnant rien à la haine ni à l'amitié, n'épargnant personne par pitié, par honte ou par respect, juge impartial, n'accordant à chacun que ce qui lui est dû, sans pays, sans lois, sans prince, ne s'inquiétant pas de ce que dira tel ou tel, mais racontant ce qui s'est fait – où est-il?
Je veux aussi parler de nous, naïfs et crédules clients de ces marchands de mots, nous qui nous imaginons paraître important et compétent en nous empressant d'acheter leurs mots; mais l'affaire tourne autrement et ne fait que mieux ressortir notre ignorance, puisque nous n'achetons que les propos correspondant aux besoins d'argent et de célébrité de leurs auteurs, propos dont l'éloge est fait au hasard des amitiés, des humeurs.

Le singe, dit un proverbe, est toujours singe, eût-il des habits d'or, nous avons sans cesse un livre à la main, un entretien dans l'oreille mais nous ne comprenons rien à ce que nous lisons et à ce que nous entendons, le plus souvent, mais - et c'est à notre décharge - parce qu'il n'y a rien à comprendre.

Et ainsi allait le monde de Lucien,

et ainsi va le nôtre...

© Mermed