La vie...

Lorsque le livre est fermé, reprenez-le, tournez-le de 180 degrés dans le sens des aiguilles d'une montre, puis de 360​​ degrés dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Prendre le livre, le feuilleter et intercepter les points d'exclamation marqués dans la marge, puis obtenir des images discontinues, comme dans un rêve. Voir ensuite l'appartement décrit dans le livre : une vingtaine de locataires dans cet élégant immeuble parisien bourgeois, que l'auteur nous décrit pas à pas, pièce par pièce, reprenant les histoires de ceux qui y ont vécu, puis mentalement réinventer les secrets, les demi-vérités et les énigmes de ces existences : derrière chaque pièce une histoire et toujours derrière elle, une légende.

Auteurs et personnages historiques y apparaissent dans un jeu de références interminables et peut-être dénuées de sens. Si on le lit à 18 ans on l'apprécie comme un terrain de jeu,si cela se fait à 30 ans (après de longues études), on est étonné de retrouver ces personnages qui, jusque là, étaient laissés dans le sanctuaire du saint graal universitaire: ici ils sont vivants, comme remis à neuf par Perec. Ainsi on se liera d'amitié avec Seneca Otto Raskenkjold, commandant de troupe danois qui s'est illustré dans les guerres contre les Turcs puis contre Napoléon mort en 1820 (et non en 1803 comme l'indique l'index des personnages). C'est comme si, enfin, on lisait un livre sérieux après les soi-disant sérieux manuels scolaires.

Plus amusant. Étudiez le plan de l'appartement parisien décrit par Perec. Allez au bas du livre et examinez ce plan comme si vous étiez un architecte. Ensuite, faites défiler la liste des personnages et des œuvres mentionnés, comprenez ce qui est réel et ce qui est fictif, puis passez au crible l'index des histoires et classez-les en 99 chapitres.

Imaginons Perec parler à Queneau et Calvino de littérature potentielle, tandis que Queneau en vieil homme du groupe raconte à ses associés qu'il a suivi dans les années 1930 les cours du légendaire Kojeve, neveu de Kandinsky et physicien en puissance, puis stalinien pendant quelques années et enfin éminence grise de de Gaulle. Ce n'est qu'ainsi que l'on pourrait comprendre, au-delà des bavardages d'Eco et compagnie, que Perec sort du coffre d'une certaine zone grise de la France. Le domaine que j'ai en tête est celui de Kojeve : aujourd'hui on parle peu de lui malgré les ouvrages philosophiques, mais en réalité c'est une bête sacrée.

Une petite histoire de Kojeve. Après la Seconde Guerre mondiale, il est conseiller de deux ministres français. Les deux s'assoient à table avec Kissinger qui demande au maître de cérémonie : qui sont ces deux -là ? Bouvard et Pecuchet , lui répond t-il . Pas content, Kissinger demande qui est l'homme qui se tient derrière les deux. ? C'est Flaubert...

Tout cela nous éloigne très près de Perec, 

tout cela nous rapproche très loin de Perec.